23
Astyan bondit hors de la chambre. À cette heure avancée de la nuit, tout le monde dormait dans le palais, et il n’y avait personne dans les couloirs pour le renseigner. Affinant sa perception mentale, il se focalisa sur l’esprit des deux jeunes femmes : leurs appartements étaient situés à l’étage supérieur. Il se rua vers les escaliers. Se fiant uniquement à son intuition, il parvint devant la porte de la chambre de Deïrdra. Au mépris de toutes les traditions, il pénétra sans frapper. Affolé, le jeune couple se dressa sur le lit. La femme laissa échapper un cri de terreur. Son compagnon balbutia :
— Mais que… que…
Le Titan concentra son observation extrasensorielle. Soudain, sous les yeux éberlués du couple, il se précipita sur eux et arracha la jeune femme du lit. Elle hurla de terreur. L’homme aperçut alors, sous les draps, une courte forme noire et sinueuse, il bondit à son tour hors du lit. Astyan reposa Deïrdra à terre, puis se rua sur la bête, qu’il saisit par la queue. Le serpent tenta de le mordre, mais le Titan fut plus rapide : d’un geste sec, il lui rompit les vertèbres. Puis il se tourna vers le couple.
— Où se trouve la chambre de Sygrine ?
— Par… par là !
Mais il n’eut pas besoin de s’y rendre. Anéa, livide, se tenait sur le pas de la porte, tendant un second reptile, également mort.
— Elle va bien ! dit-elle. Son compagnon aussi.
Astyan examina les ophidiens : c’étaient des mambos noirs, une espèce dont la morsure provoquait la mort en quelques instants. Deïrdra, tremblante, s’avança vers Astyan.
— Tu m’as sauvé la vie, Seigneur.
— Oui, mais si notre fille n’avait pas fait ce rêve prémonitoire…
Le lendemain, Astyan retrouva Gwaline, bouleversée par les événements de la nuit.
— Nous allons ramener Deïrdra, Sygrine et leurs compagnons à Poséidonia, dit-il. Ici, ils sont trop exposés. Nous ne pouvons nous permettre de courir de risque.
— Je suis désolée, Seigneur. Jamais nous n’avons connu de chose semblable.
— Je sais. C’est pourquoi il est si facile aux Serpents de s’introduire : personne ne soupçonne qui que ce soit. Rassure-toi ! Elles vivront avec nous, dans le palais des Orchidées. Lorsque Maerl et Vivyan seront revenus à la vie, nous les élèverons, et ils reviendront à Kamaloth lorsqu’ils auront retrouvé leur mémoire de Titans. Jusque-là, votre royaume sera réuni au nôtre. Nous allons prévenir également Woodian et Fraïa, à Asgarth, pour qu’ils vous protègent eux aussi.
Quelles que fussent les appréhensions d’Anéa, le temps sembla donner raison à Ghaffary. Après son retour à Poséidonia, la jeune Titanide resta dans l’indécision : le mage avait-il voulu endormir leur méfiance ? Ou bien la tentative de meurtre contre Deïrdra et Sygrine n’était-elle qu’une coïncidence ? À moins que l’action des Serpents ne fût particulièrement dirigée contre elle-même et Astyan ?
Cependant – peut-être en raison de leur échec – cet incident resta isolé. L’été était magnifique ; une paix que rien ne semblait devoir troubler s’était installée sur Poséidonia comme sur les autres royaumes. Astyan et Anéa avaient de fréquents contacts avec leurs frères Titans. Les gardes impériaux avaient redoublé de vigilance : les navires en provenance des colonies étaient fouillés avec minutie, les voyageurs contrôlés, les marchandises examinées avec soin, mais sans résultat. Après sa tentative manquée de Kamaloth, la secte des Serpents semblait avoir totalement disparu.
Avec l’arrivée de l’automne, les surveillances s’assouplirent, sans pour autant amener de nouveaux troubles. Un temps plus froid, avec son cortège de tempêtes, fit son apparition. Cependant Astyan refusait de laisser sa méfiance s’endormir. Plusieurs fois il interrogea des navigateurs, mais aucun d’eux n’avait entendu parler de créatures monstrueuses telles que celles décrites par Euphémos de Karya.
Vers le milieu de l’automne, afin d’en avoir le cœur net, Astyan conduisit une expédition jusqu’à l’île indiquée par le Karyen. Celui-ci l’accompagna. Le navire commandé par le Titan comportait une puissante armée de gardes redoutablement entraînés. On débarqua sur la plage où avait eu lieu l’attaque des hommes-boucs ; mais il ne subsistait aucune trace du drame. Désemparé, le marin courait d’un endroit à l’autre dans l’espoir de retrouver un indice, sans succès. Enfin il revint vers le Titan.
— Je n’y comprends rien, Seigneur. Je vous jure pourtant que je n’ai rien inventé…
Astyan lui posa la main sur l’épaule.
— Je te crois, Euphémos. Je sais que tu dis la vérité.
Mais il n’insista pas. Le marin avait effectivement vécu une aventure traumatisante ; son esprit en avait gardé des traces, ses souvenirs étaient précis – mais n’étaient-ils pas le fruit de son imagination ? Peut-être les peuplades sauvages qui infestaient l’île avaient-elles massacré la plupart de ses compagnons et les trois femmes. La terreur l’aurait conduit à voir des hommes-boucs là où il n’y avait que des hommes encore à l’état animal. Perplexe, Astyan donna l’ordre de remettre le cap sur Poséidonia. Un élément étrange l’intriguait pourtant : les indigènes qui vivaient autrefois sur l’île avaient disparu eux aussi.
Avec le temps, le souvenir des Serpents s’amenuisait dans l’esprit des Poséidoniens. Fa’ankys et les mines de Karinatos demeuraient les seules traces tangibles des drames de la fin du printemps. La cité poursuivait sa vie tumultueuse. Astyan et Anéa avaient accueilli les deux jeunes couples dans leur palais ; les ventres des jeunes femmes s’arrondissaient régulièrement, et Anéa veillait sur elles comme s’il s’était agi de ses propres filles. Par précaution, la garde avait été triplée autour des Orchidées ; mais les Serpents semblaient s’être évanouis dans le néant. L’automne s’écoula sans le moindre trouble. Les navires au long cours en provenance des colonies, parfois situées aux antipodes, n’apportaient aucune nouvelle inquiétante, et jamais le commerce n’avait été aussi florissant. Les marins débarqués des horizons lointains s’étonnaient même de l’activité militaire nouvelle. Lorsqu’on leur parla des incidents survenus à Poséidonia, ils crurent à une plaisanterie. De leur côté, rien d’extraordinaire ne s’était produit, sinon les accrochages habituels avec les peuplades hostiles.
Vers le milieu de l’automne, alors que Poséidonia s’était parée d’or, de bronze et d’écarlate avant la chute des feuilles, les Titans Hypérion et Elyane d’Akhêna rendirent une visite amicale à Astyan et Anéa. On donna des fêtes somptueuses en leur honneur.
Puis vint l’hiver, annonçant les festivités du solstice de la « Nuit longue ». Les Poséidoniens appréciaient particulièrement cette période privilégiée. Familles et amis se réunissaient pour fêter la fin de l’année écoulée et l’avènement de la future.
Au palais des Orchidées, on vivait dans l’attente d’un autre événement. Deïrdra et Sygrine approchaient de leur terme ; une nuit, une servante vint avertir Anéa que les deux jeunes femmes étaient entrées dans les douleurs de l’enfantement. Le lendemain, les deux Kamaléennes accouchèrent de deux superbes bébés. Leurs yeux brillaient d’un merveilleux éclat d’émeraude, tandis que leurs épaules étaient marquées du signe du trident. Anéa ne se lassait pas de les admirer. Déjouant l’angoisse qui ne la quittait pas depuis plusieurs lunes, Maerl et Vivyan étaient revenus à la vie ; la Titanide était aussi fière que si elle avait été la propre mère des deux nouveau-nés.
Bien sûr, il faudrait attendre quelques années encore avant que les enfants ne recouvrent la mémoire. Mais ils vivaient, et pour Anéa leur naissance scellait la victoire que les Titans avaient remportée sur le dieu-serpent.
Les festivités qui se préparaient pour le solstice d’hiver promettaient d’être exceptionnelles. En fait, à part Astyan et Anéa, tout le monde avait quelque peu oublié la menace qui avait pesé sur l’Empire atlante six lunes auparavant. Bien sûr, on avait renforcé la garde impériale, et les navires avaient été équipés d’armes nouvelles ; mais les argontes se demandaient si celles-ci serviraient un jour. Jamais le monde n’avait été aussi calme. Pour la première fois peut-être, les Titans s’étaient trompés, et personne ne songeait à s’en plaindre. On ignorait ce qu’était la guerre, et on ne tenait pas trop à le savoir.
Avec les fêtes de la Nuit longue, les navires regagnaient le refuge des ports, où on les radouberait avant les nouvelles courses de l’année à venir. L’hiver n’était pas la meilleure période pour naviguer.
Pourtant, trois jours avant celui du solstice, un grand vaisseau pénétra dans la rade. Il portait les couleurs de la Tuténie, dont la capitale, Thartesse, était gouvernée par l’archonte Arganthos – c’était le titre que l’on donnait aux gouverneurs des colonies. Thartesse, installée sur les côtes du continent oriental, était une cité importante, avec laquelle l’Archipel entretenait de nombreux rapports commerciaux.
Les voyageurs débarquèrent. Les badauds comprirent rapidement qu’il s’agissait d’un vaisseau officiel lorsqu’ils virent les marins décharger de nombreux présents. Les arrivants déclarèrent que ceux-ci étaient destinés aux argontes et aux Titans. Parmi eux se trouvait une femme voilée, qui demanda à ce qu’on l’amenât sans tarder au palais. Elle était accompagnée d’un homme de haute stature, qui semblait commander le navire. Tous deux portaient des vêtements magnifiques qui trahissaient leur haut rang.
Peu après, un garde se présenta devant Anéa et Astyan.
Il avait l’air stupéfait.
— Princesse, une dame est là, qui demande à te rencontrer. Elle vient à peine de débarquer et a exigé qu’on la conduise vers toi.
Une émotion intense s’empara alors de la jeune Titanide. Au moment où le garde était apparu, elle avait mentalement reconnu celle qui venait vers elle en cette période de fête.
— Fais-la entrer, dit-elle.
Le garde introduisit une jeune femme d’une beauté extraordinaire. Anéa sentit les jambes lui manquer. L’inconnue lui ressemblait trait pour trait.
— Ashertari ! murmura-t-elle.